«Je me souviens qu'au "Monopoly", l'avenue de Breteuil est verte, l'avenue Henri-Martin rouge, et l'avenue Mozart orange.» (Pérec)
Il est impossible quand on découvre la première fois Yloponom de Patrice Cujo de ne pas sourire en pensant au célèbre jeu inventé par Charles Darrow en 1933, pauvre vendeur américain au chômage et au destin moqueur, puisqu’il en fit la première personne au monde à devenir millionnaire en inventant un jeu.
Ce jeu qui a fait le tour du monde depuis, et qui a été traduit en plusieurs dizaines de langues et autant de déclinaisons variables, fait partie de nos images mentales et ont contribué dès notre enfance à la structuration de notre monde.
On reconnaît là l’humour acide du peindre d’avoir pris le tablier de ce jeu, symbole du capitalisme sauvage (où il faut, pour gagner, avoir ruiné tous ses adversaires par une suite d’opérations immobilières), pour y placer au centre, on pourrait même dire y coincer, l’Ile de la Réunion et d’avoir appelé ce tableau ce qu’un lacanien ne pourrait entendre autrement qu’« Île au pognon ». On se doute alors qu’il ne s’agit pas là d’un simple jeu de mots et que ce tableau dit plus qu’il n’en montre et que la Réunion qui est offerte là sur un plateau, n’est qu’un prétexte ou qu’un des en-jeux possibles de cette peinture.
Yloponom, c’est non seulement le résultat d’un renversement (le célèbre nom du jeu écrit à l’envers) protecteur de l’artiste (contre l’armée des avocats qui auraient voulu vendre ou protéger leur copyright), mais aussi l’effacement d’un paradoxe uniquement français (les racines grecques indiquant en préfixe quelque chose d’unique, et en suffixe son contraire à savoir la pluralité) puisqu’en anglais le mot ne signifie que le monopole nécessaire pour construire « sur les propriétés d’une même couleur », ce qui n’est pas sans rapport ni ironie d’ailleurs, avec le fond de cette toile.
Si ce titre pouvait inquiéter à première lecture, il n’indique donc en réalité par sa polysémie que le questionnement et la réflexion du peintre et son invite à un autre jeu, plus intéressant celui-là, qui demande au spectateur de créer sa propre vision. On est là dans le sens propre d’une invite : la carte qui permet de faire connaître son jeu à son partenaire et l’engage à l’appuyer. C’est bien ce geste ou signe d’appel que fait Patrice Cujo en exposant cette toile-là, à cet endroit-là aujourd’hui.
Au spectateur de répondre à ce « à vous de jouer » que nous lance Patrice Cujo avec Yloponom.
Mais voilà, comment jouer alors que rien ne ressemble à ce dont on était habitué ?
On ne sait pas le but du jeu, le peintre ne fournit pas les règles, ni les dès, ni les célèbres petits objets
courants qui d’habitude servent de jetons, et surtout les fameux billets symboliques. Les cases, ne sont pas ici des rues mais des lieux habités,
villages ou villes (avec l’exception d’une plaine et d’une rivière). Leur ordre semble aléatoire, les prix et les couleurs, à partir de la case départ, ne sont pas dans le même ordre que d’habitude. Le parcours proposé ressemble à celui d’une particule folle
qui rebondirait à l’intérieur d’une boite, tenant plus d’un mouvement brownien ou d’un dessin sur sable du Vanuatu, que d’une carte touristique.
Chaque Réunionnais, comme Patrice Cujo peut sans doute revivre son île en fonction des noms des cases choisies, sans doute associés à un souvenir
et une expérience personnels. Mais que veut dire pour un réunionnais les cases chance ou prison, que racontent les tram-trains et qu’y-a-t-il derrière
le mot communauté ? Mais cette lecture-là n’est qu’un des abords possibles.
On s’aperçoit vite qu’il ne s’agit pas d’un jeu, mais d’une peinture qui fait semblant de le reproduire en grand.
Sa taille, qui ne fait pas pour autant de Patrice Cujo un publicitaire moqueur, ni un hyperréaliste en mal d’affichage, s’inscrit parfaitement
dans la suite des peintures qu’il propose depuis 20 ans, explorations de ce qu’une carte (avec les mots et signes qui les accompagnent) peut
signifier et raconter sur l’Homme, son territoire et son histoire, tout en questionnant la carte elle-même en tant qu’objet scientifique,
trace d’une histoire des représentations, des mots et des couleurs pour le dire et que l’on retrouve comme autant de clins d’œil aux
cartographes du XVIIIè siècle (je pense aux cartes de l’abbé Clouet aux encadrements et aux uniques vignettes) ou à certains de ses contemporains comme Alenchinsky .
Et ce n’est qu’inséré dans l’ensemble du travail de Patrice Cujo, que le tableau Yloponom peut prendre tout son sens.
Yloponom est une invite parfaite à entrer dans l’œuvre où légendes, signes, traces, codes, noms, chiffraisons, points d’interrogation, courbes de niveaux, dressent la topographie d’un océan d’îles habitées par des hommes qui cherchent à survivre sous le regard de leurs dieux, démons ou fantômes, en essayant de nommer le monde pour le comprendre et le supporter.
C’est ce monde-là que Patrice Cujo essaie de peindre. Sous un premier aspect tape-à-l’œil ludique Yloponom n’est donc pas une toile trompe-l’œil ni une illusion d’optique, mais la vérité cachée d’un Océan trop longtemps ignoré, exploité ou colonisé. Même si on peut y voir le portrait d’une île volcanique en perpétuel remaniement et si certaines cases correspondent à des lieux très connus voire célèbres et touristiques, elles figurent aussi l’espace d’un jeu de société qui n’est pas gagné d’avance. Yloponom n’est donc pas une image anecdotique, mais bien au contraire une pièce qui s’insère entièrement dans le vaste propos que Patrice Cujo élabore patiemment par et dans sa peinture depuis maintenant une vingtaine d’années.